GAFSA UNE FONDATION HORS DU COMMUN. UN DESTIN EN DENTS DE SCIE. Par Mustapha Khanoussi, Directeur de Recherche, Institut National du Patrimoine (Tunis) Qualifiée par certains auteurs modernes de "porte du désert", Gafsa, la fière héritière de l'antique Capsa, est l'oasis la plus septentrionale du Maghreb. Elle est également la seule cité antique de Tunisie qui peut se flatter d'être de fondation divine. En effet, d'après une tradition locale rapportée par Salluste, auteur latin et premier gouverneur romain de la provincia Africa nova (la 2 e province créée par les Romains en Afrique après la défaite du roi numide Juba 1er en 46 avant J.-C.), Capsa aurait été fondée par le dieu Hercule libyque (ou phénicien selon d'autres auteurs). Abstraction faite de la valeur que l'on pourrait accorder à cette lé¬gende, elle a au moins le mérite de souligner 1'an¬cienneté de cette fondation. Toutefois, dans l'état actuel de la recherche, aucune date, même approximative, ne peut lui être avancée. Les temps préhistoriques Ce que l'on sait aujourd'hui est que le site de la future agglomération a été occupé depuis les premiers temps préhistoriques comme l'a révélé, il n'y a pas longtemps, la découverte d'un établissement de la période paléolithique au fond du grand bassin des dites « piscines romaines » et dont la date remonte à environ 40000 avant J.-C. Cette découverte eut lieu lors du curage du fond de ce bassin à l'occasion des travaux engagés dans le cadre du projet présidentiel de réhabilitation des « piscines romaines ». C'est à M. Ridha Zidi, animateur du patrimoine auprès de l'inspection régionale du patrimoine et fervent défenseur du patrimoine, que revient le mérite de cette découverte insigne. Ce que l'on sait aussi c'est qu'elle a donné à l'époque moderne son nom Capsa à une civilisation préhistorique typique qui a été appelée par les savants "civilisation capsienne". En effet, c'est en 1909 que J. de Morgan fut le premier à identifier une nouvelle « civilisation » mésolithique et qu'il appela « civilisation capsienne » du nom « de la localité où elle est le mieux caractérisée » et où se trouve le gisement princeps, celui d'El Makta situé à environ 15 km au nord de la ville. Avec des sites comme ceux de Koudiat-es-Souda (la colline noire) - une rammadya mi¬raculeusement conservée en plein milieu urbain, dans le quartier de Douali à l'est de la ville-, d'El Mida (ou Colline du signal) autre quartier de la ville, d'EI ou d'EI Guetar, la région de Gafsa occupe une place de choix dans les études de la préhistoi¬re tant au niveau.de la Tunisie qu’à celui de toute l'Afrique du Nord. De ce point de vue, Gafsa est pour la préhistoire ce que Carthage est pour l'Antiquité et ce que Kairouan est pour le Moyen Age, à savoir une référence. Hermaion d’El Guettar : monument religieux préhistorique impressionnant appartenant au paléolithique moyen (Moustérien) ; monument culturel à l’esprit d’une source d’eau ; 40000 ans Rammadya de Doualy deSidi Mansour Une entrée tardive dans l'Histoire Cependant, malgré une occupation humaine fort ancienne et malgré la fondation prestigieuse que lui attribuait la tradi¬tion rapportée par les auteurs anciens, Capsa n'a été citée par les sources historiques que relative¬ment tard. Ce n'est qu'à la fin du IIe siècle avant J.-C. qu'elle se trouva impliquée dans des évènements qui lui valurent un intérêt fugace de la part de quelques auteurs anciens. A cette époque, aux dires de Salluste, elle était une ville "grande et forte". Ce même auteur rapporte que ses "habitants étaient exempts d'impôts, gouvernés avec douceur, et pour ce passaient pour être fort attachés à Jugurtha". Cet attachement des Capsitani à leur roi sera chère¬ment payé. En effet bien que "la ville ait été protégée contre les ennemis par ses remparts, son armement et ses soldats, mais surtout par les difficultés du terrain -car, sauf les environs immédiats de Capsa, tout le reste est désert, inculte, privé d'eau, infesté de serpents dont la férocité, comme chez toutes les bêtes sauvages s'accroît par le défaut de nourriture; de plus le serpent, dangereux par lui-même, n'a rien qui 1'exaspère autant que la soif-, elle sera prise et incendiée par les soldats de Marius et sa population ou passée par les armes, ou réduite en esclavage. Le général romain, nous dit Salluste, "avait le plus vif désir de s'emparer de Capsa tant à cause de son importance pour la guer¬re (qu'il menait contre le roi des Numides) que des difficultés de l' entreprise, et de la gloire que Metellus s'était acquise par la prise de Thala, dont la si¬tuation et la défense ne différaient guère, sauf qu' à Thala il y avait quelques sources non loin des rem¬parts, tandis que Capsa n'avait qu'une seule fontai¬ne d'eau vive, et encore située à l'intérieur de la place, et devait pour le reste recourir à l'eau de pluie". Cette destruction ne fut pas toutefois fatale à toute forme de vie sur le site de Capsa. Une position aussi stratégique ne pouvait, en effet, rester trop longtemps inhabitée. Dès la fin du premier siècle avant J.-C., la cité est, de nouveau, men¬tionnée par les sources littéraires. Pline l'Ancien, dans son Histoire Naturelle, cite ses habitants et nous dit qu'ils "peuvent être mentionnés à juste ti¬tre comme (un) peuple". Encore cité pérégrine ( civitas Capsensium ) sous l'empereur romain Trajan (97-118 après J.-C.), elle devint munici¬pe vers la fin du règne de cet empereur et plus tard, à une date que nous ignorons pour le mo¬ment, elle accéda au rang de colonie romaine. Etape princi¬pale sur la voie stratégique qui reliait le quartier général de l'armée romaine en Afrique, à savoir le camp de la legio III Augusta (IIIe légion Auguste) qui se trouvait à Ammaedara (Hidra, dans le centre-ouest, près de la frontière tuniso-algérienne) au port de Tacapes (aujourd'hui Gabès) dans la petite Syrte et dont l'ouverture a été l'une des causes de la guerre du chef numide Tacfarinas ( 17-24 après J.-C.) contre l'occupation romaine, Capsa était également une statio du portorium (bureau de douanes) comme nous l'apprend une in¬scription latine trouvée récemment en remploi dans une construction d'époque médiévale à l'intérieur de la Kasba. Cette fonction de centre régional de perception des impôts et des taxes, la cité l'a dû à son rôle d'important carrefour routier et dénote la vitalité des activités commerciales de la ville qui ont contribué dans une large mesure à sa prospérité et à son épanouissement à partir du milieu du IIe siècle après J.-C. CAPSA-GAFSA Important carrefour routier à l’époque Romain Capitale éphémère d'une province à la dérive Cette vitalité et cette prospérité semblent s'être maintenues jusqu' aux premiers temps de l'Islam si l'on croit ce qui a été rapporté par les ch-roniqueurs arabes. Entre temps, sous la domination vandale (439-533 après J.-C.), Capsa connut une période troublée et sa région devint une terre d'exil et de refuge pour les catholiques victimes de la répression et de la persécution des nouveaux maîtres du pays. A ce propos, il suffirait ici d'évoquer le martyre à Carthage le 2 juillet 483 des sept moines de Gafsa. Il s'agit de l'abbé Liberatus , du diacre Boniface, des sous-diacres Servus et Rusticus et des moines Rogatus , Septimus et Maximus . Le récit de leur Passion nous apprend que les restes des sept saints ont été enterrés à Carthage dans le monastère de Bigua contigu à la basilique dite de Celerina. Des recherches archéologiques récentes ont permis de retrouver l'endroit et d'identifier avec certitude le locus . A l'époque byzantine, Capsa - surnommée désormais Felicissi¬ma lustiniana (la très Heureuse Justinienne) - se vit doter par Solomon, le préfet du prétoire de l'empe¬reur Justinien, de puissantes fortifications comme nous l'apprend une inscription latine datable entre les années 539-544 et dont voici la traduction: « Aux temps heureux de nos très pieux maîtres Ju¬stinien et Théodora, toujours Augustes; par l' entre¬mise de Solomon, très excellent maître des milices, préfet du prétoire d'Afrique, ancien consul et patri¬ce, les murs de la très heureuse cité Justinienne de Capsa ont été construits depuis les fondations et achevés" . Les Byzantins firent alors de Gafsa une capitale de la province de Byzacène. En tant que telle, elle avait pour rôle principal d'assurer la défense de la frontière méridionale de la province. Ce rôle qu'el¬le partagea avec la cité de Thelepte, notre ville aura de plus en plus du mal à l'assumer devant les raids et incursions répétés des armées arabes. En l'année 647, lors de la grande invasion qui se solda par la prise de Sufetula (aujourd'hui Sbeïtla) et la mise à mort du patrice Grégoire, Gafsa put demeurer à l'abri de ses remparts. « Piscines » Romaines Spectacle de courses de chars dans le cirque romain de Gafsa (époque byzantin) El Borj Tarmil des hommes La religion change, l'urbanisme demeure ! El Borj Tarmil avec la Partie Sud d’El Borj et le « mausolée » la zaouia de Sidi Saleh Vue Panoramique de la ville de Gafsa Quelques années plus tard, en 669 après J.-C., isolée du nord du pays depuis l'occupation de la région de Gammouda par les armées islamiques, et probablement déjà dégarnie d'une partie des trou¬pes byzantines repliées vers la région de Carthage, Gafsa fut conquise sans combat lors de l'avance de Okba Ibn Nafaa en Byzacène, peu de temps avant la fonda¬tion de Kairouan. Cette reddition lui permit néanmoins de conserver durant tout le Haut Moyen Age sa population fortement latinisée et christiani¬sée avec un statut de dhimmi. Le premier géo¬graphe arabe qui mentionne Gafsa est Al-Yacoubi qui décéda entre les années 895 et 905. Il nous dit que la ville était entourée d'une muraille en pierre, ses environs peuplés et ses fruits de bonne qualité. La ville avait donc gardé au IIIe siècle de I'Hégi¬re, tant son aspect de ville tardo-antique avec les remparts construits par les Byzantins, que sa grande prospérité agricole. Quelques décennies plus tard, le géo¬graphe de tendance chiite Ibn Hawqual rapporte que la ville fut prise et dévastée par Abou Yazid Ibn Kided Al-Abadhi entre les années 332-335 de I'Hégire. Quant à Al-Makdissi, mort en 378 de I'Hégire (988 de l'ère chrétienne), il nous dit que Gafsa était l'une des villes principales de la Tunisie. Al-Bekri, mort en 561 de I'Hégire (1068) a écrit, en reprenant Al-Warraq, que Gafsa était une ville d'une très grande ancienneté et qu'elle était bâtie sur des portiques de marbre, dont on a bouché les arcades avec de fortes cloisons construites en moellons" et il ajoute que la "muraille en est si bien conservée qu'on la dirait faite d'hier". Le mê¬me auteur s'émerveille devant son exceptionnelle richesse agricole et nous apprend qu'elle exportait sa production de pistache, non seulement à Kai¬rouan, mais aussi en Egypte et même jusqu'en An¬dalousie. Ce qui montre que la ville avait un important ré¬seau commercial qui s'étend aux autres provinces de l'empire musulman. Mais ce n'est pas tout, car Al-Bekri ajoute dans sa description qu'autour de Gafsa se trouvait une centaine de kars (villa¬ges). Cela témoigne de la forte urbanisation du ter¬ritoire qui en dépendait. Cette prospérité de la ville de Gafsa durant les premiers siècles de l'Islam a failli être gravement compromise au début du Xe siècle quand, en 908, après les succès remportés dans la région de Kastilya (l'actuelle Tozeur), Abou Abdallah Ach-chii se dirigea avec ses trou¬pes vers Gafsa. Celle-ci, pour être épargnée de la dévastation, demanda l'aman (la vie sauve) et livra aux assail¬lants tous les fonds et tous les biens appartenant à l'Emirat. En somme, elle paya le prix fort pour évi¬ter d'être prise de force. Lors de l'invasion hila¬lienne (XIe siècle), les liens avec la capitale de I'Ifrikya s'étant relâchés et la dynastie ziride s'étant avérée incapable de défendre les cités si¬tuées hors du Sahel, le gouverneur de Gafsa Abdal-lah Ibn Mohammed Ibn ar-Rand, se révolta contre l'autorité centrale dont il s'affranchit ouvertement en 1053-1054. Ainsi, capitale éphémère sous les Byzantins, Gafsa le devint de nouveau sous la dy¬nastie de Banou ar-Rand tout en conservant de nombreuses caractéristiques de son long passé de ville antique. Al Yacoubi rapporte qu'en ce temps-là ses habitants étaient à considérer comme des berbères romanisés et AI-Idrissi ajoute qu'ils conti¬nuaient à parler un latin africain et qu'une partie d'entre eux était restée fidèle à la religion chrétien¬ne. Aujourd'hui encore, il est facile de reconnaître dans la langue parlée de Gafsa de très nombreux mots berbères et même quelques uns qui sont d'une ori¬gine latine assurée. L'année 1187 (587 de l'Hégire) marque le début d'un déclin qui va, en s'aggravant, durer pendant de nombreux siècles et dont la ville n'a commencé à se relever petit à petit qu'avec l'indépendance du pays. En cette année-là, Gafsa fut assiégée et prise de force par Abou Youssouf Al-Mansour qui saccagea son oasis et mit à bas ses remparts faisant d'elle une ville ouverte, sans protection. Les conséquences de cette prise furent fatales pour la ville et pour sa prospérité. Aux dires de Yakout Al-Hamaoui (574-626/ 1178-1229), Gafsa n'était plus au début du XIIIe siècle qu'une petite cité et que ses terres étaient marécageuses et ne produi-sant rien. Ce témoignage se trouve confirmé par ce que rapporte Ibn Chabbat qui a vécu entre 618 et 681 de l'Hégire (1221-1282). Cet auteur natif du Jarid nous dit que les nombreux ksours qui exi¬staient sur le territoire de la ville ont disparu pre¬sque tous. De la centaine de ksars mentionnée par Al- Bekri n'a survécu qu'un très petit nombre. Au XVe siècle, sous la dynastie des Hafsides qui régna à Tunis de 1228 jusqu'a 1574, Gafsa connut un moment d'arrêt de son déclin et même un regain de vitalité. Sa Kasba, depuis fort longtemps en ruines, fut relevée et agrandie comme nous l'apprend l'in¬scription qui suit: "Au nom de Dieu clément et miséricordieux. Que Dieu répande ses grâces sur notre seigneur Mohammed et lui accorde le salut. Cette construc¬tion est l'œuvre de Abou Abd Allah ibn Abou Abd Allah ibn Abou Hafs- que Dieu rend glorieux son règne- commandeur de la nation musulmane à Tu¬nis, - que Dieu rend prospère cette ville-" Ce texte qui se trouvait sur le fronton de la porte de la Kasba a aujourd'hui disparu. Le prince qu'il mention¬ne organisa, en 1434, une expédition dans l'intérieur des terres et poussa jusqu'à Gafsa où il procé-da à la reconstruction de sa forteresse. La cité con¬nut alors un certain renouveau dont nous retrou¬vons un écho chez Léon l'Africain ( de son vrai nom Hasan al-Wazzan). Cet auteur rap¬porte, en effet, qu'à son époque "la ville est com¬plètement repeuplée, mais elle n'a que de modestes constructions à l'exception de quelques mosquées. Ses rues sont très larges et entièrement pavées de pierres noires, comme celles de Naples et de Flo¬rence. Les habitants sont policés, mais pauvres par¬ce que trop écrasés d'impôts par le roi de Tunis. "Il y a 'hors de la ville' una infinite de palmieres, d'oliviers et d'orangers. Les dattes sont les plus belles, les meilleures et les plus grosses qu'on trou¬ve dans toute la province. Il en est de même des olives, aussi fabrique-t-on une huile parfaite, tant comme saveur que comme couleur. Il y a quatre choses de premier choix a Caphsa: les dattes, les olives, les toiles et les poteries" (sic). Mais, ce renouveau se révéla de courte durée. Gafsa se trouva mêlée aux événements qui agitèrent le royaume durant la première moitié du XVIe siècle. Après une première tentative, elle fut prise le 20 Décembre 1556 par l'armée turque de Darghouth. La période qui a suivi ne fut pas propice à la pro¬spérité. Gafsa l'a vécue tour à tour entre une allégeance de façade aux princes de Tunis et une sédi¬tion ouverte pour secouer le joug du pouvoir en pla¬ce. Hammouda Bey AI-Mouradi prit en personne la tête de la mhalla en 1640 (1050 de l'Hégire) pour la soumettre. Hammouda Pacha Ibn Ali Pacha al -Housseini fit de même 1780 (1194 de l'Hégire). Il marcha sur la ville pour la punir d'avoir pris le parti d'un compétiteur de son père pour le pouvoir et im¬posa de fortes amendes aux habitants aisés avec à leur tête le cheik Ali Al-Ajouri. Les sources littéraires relatent de nombreux autres épisodes de ce gen¬re qu'il serait fastidieux d'énumérer tous ici. Cette longue période d'instabilité et d'insécurité explique dans une large mesure l'état de profond déclin dans lequel s'est trouvée cette ville de fondation hors du commun le 20 novembre 1881, jour de sa prise par les soldats français commandés par le général Saus¬sier après une forte résistance et de violents affron-tements. Les trois-quarts de siècle qui suivront, in¬troduiront d'importants bouleversements et auront de graves conséquences sur la ville traditionnelle et sur son tissu urbain. La dite médina, qui n'a d'arabe que le nom et quel¬ques mosquées, va alors voir naître à ses côtés des quartiers de type européen. Elle va voir également l'introduction en son sein de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux de construction qui ne manqueront pas, au moins partiellement, d’altérer son authenticité et de modi¬fier son aspect. Cependant, cette cité, plusieurs fois séculaire, a conservé de très nombreuses traces qui rappellent beaucoup plus l'urbanisme des villes nu¬mides telles que Thugga (Dougga) ou Thubursicum Bure (Téboursouk) que celui des villes arabo-isla¬miques tel qu'il est décrit dans les manuels. Tou¬tefois, peu de choses rappelle aujourd'hui à celui qui visite la ville sa fondation divine et son long et riche passé. A l'exception de quelques parties des bassins appelés communément, mais improprement, "piscines romaines", dans lesquels sont recueillies les eaux de quelques unes des sources qui assuraient depuis la haute Anti¬quité et jusqu'il y a peu l'approvisionnement en eau de ‘agglomération ainsi que l'irrigation de l'oasis, aucun monu¬ment de Capsa la numide, ni de Capsa l'africo-romaine n'est parvenu jusqu'à nous. Tous ont été ruinés et leurs matériaux réutilisés. Même l'arc d'époque romaine qui a été signalé par de nom¬breux voyageurs et qui a survécu jusqu' au début du siècle dernier a fini par connaître le sort des autres mo¬numents antiques. Il a été détruit. C'est que la médina a été de tout temps en grande partie con-struite ou reconstruite avec des éléments (chapi¬teaux, colonnes, bases de colonne, pierres de taille, stèles funéraires, etc.) pris dans les monuments antérieurs. Pour s'en rendre compte, il suffit de fai¬re le tour de ce qui reste de la Kasba , ou d'entrer dans la salle de prière de la grande mosquée, ou, tout simplement, de flâner dans les ruelles et de re-garder les murs des maisons qui n'ont pas reçu d'enduit. Mais cela reste tout de même bien peu pour permettre de se faire une idée proche de la réalité du long, riche et quelques fois mouvementé passé de la ville. En l'absence d'une exploration scientifique et systématique du son sous-sol, il est très difficile, pour ne pas dire impossible, d'évaluer l'importance et la valeur des vestiges de la cité antique qui y sont encore enfouis. Tou-tefois, grâce à des découvertes sporadiques, il est permis d'ores et déjà de fixer de manière sommaire les grandes lignes de l'extension de la cité antique. Des sépultures et des stèles funéraires d'époque ro¬maine ont été retrouvées dans trois endroits différents. Le premier est situé sur les pentes qui sur¬plombent les vergers de la Magsla. Le second se trouve à l'emplacement occupé depuis maintenant plus de trente ans par le jardin municipal de la Msila (jardin Habib Bourguiba). Enfin, le troisième qui vient d'être localisé il n'y a pas très longtemps, est celui sur lequel s'élèvent désormais les nouveaux locaux de la Maison de la Radio Régionale de Gafsa. Ces découvertes nous fournissent des rensei-gnements très précieux pour localiser les nécropo¬les qui devaient entourer la ville des vivants et en constituer les limites. Entre ces deux zones, la Magsla et la Msila d'un côté et celle de la Maison de la Radio de l'autre où étaient situées les nécro¬poles, devait s'étendre l'agglomération antique. La Grande Mosquée « Sidi Saheb El Waket » La décou¬verte, il y a plus d'un siècle, de la célèbre mosaïque du cirque - aujourd'hui conservée au Musée National du Bardo à Tunis - à quelques dizaines de mètres à l'Est de la Kasba et celle de la "mosaïque de la Hara ", mise au jour lors de travaux de voirie effectués par les services municipaux au cours des années 60 du XXe siècle dans une ruelle du quartier de la Hara , ne font que confirmer cette conclusion. Dire que la ville antique avait, à quelques détails près, la même étendue que la "médina" ne nous parait pas une af¬firmation gratuite et encore moins hasardeuse. Il est donc légitime de considérer tout le sous-sol de cet¬te "médina" comme un terrain à potentiel archéolo¬gique certain et que les vestiges qu'il renferme constituent la source irremplaçable pour la con-naissance de la Capsa numide et de la Capsa ro¬maine et tardo-antique. Mais il n'y a pas que le sous-sol qui est su¬sceptible de fournir des renseignements sur la ville antique. L'étude de certains monuments encore existants et de certains quartiers peut, elle aussi, être d'une grande utilité pour le chercheur. Les di¬tes "piscines romaines" constituent à cet égard un cas privilégié et ce malgré les nombreuses transfor-mations et restaurations dont elles ont fait l'objet à travers les siècles. Les sources qui y sourdent ont été sans aucun doute l'une des raisons principales de la fondation de la ville. Le rôle qu'elles ont pu remplir durant des siècles et des siècles, tant pour l'approvisionnement en eau de la population que pour l'irrigation de l'oasis, leur a conféré un ca¬ractère sacré. Pour la période numide, aucun docu¬ment n'atteste, du moins pour le moment, cette sa¬cralité des sources. Par contre, pour la période ro-maine, une inscription latine dont des fragments sont réutilisés dans le mur sud du petit bassin, nous révèle que ces sources étaient placées sous la pro¬tection du dieu Neptune et des Nymphes. En voici la traduction: "A Neptune et aux Nymphes, consécration. Gnaius Iunius ---?, fils de Gnaius, de la tribu Papiria, a fait, à ses frais, construire un aqueduc et aménager la source et a dédié". Le sacrifice sanglant qui était offert à ces divinités païennes à l'occasion des curages réguliers s'est tel¬lement ancré dans les habitudes de la population et dans le subconscient collectif qu'il a continué, après des siècles de christianisme et par la suite d'Islam, à être pratiqué jusqu'il y a quelques dizaines d'années. Cet ensemble a donc été le cœur de la vil¬le depuis sa fondation jusqu'à l'époque contempo¬raine. Peu de monuments, soit à Gafsa même, soit dans le reste du pays, peuvent se flatter d'un rôle aussi essentiel dans la vie d'une ville et d'une aussi longue durée qui frise la pérennité. Un autre monu¬ment est lui aussi digne d'intérêt en tant que témoin d'une large tranche de la longue histoire de la cité. Il s'agit de la Kasba. Malgré les atteintes et les empiètements qui lui ont été portés par la construction du Palais de Justice, puis du siège de la Caisse Nationale de la Sécurité Sociale, puis tout récemment du théâtre de plein air, cet édifice porte dans ce qui reste de ses murs extérieurs et surtout dans la partie non perturbée de son espace intérieur des témoignages d'une extrême importan¬ce sur la vie de la cité. Dans l'état actuel de notre connaissance, nous ne savons pas si le site a été déjà occupé à l'époque numide bien que les sources qui y sourdent militeraient en faveur d'une telle hypothèse. A l'époque romaine, il semble qu’un édifice thermal d'une certaine importance fut construit à cet endroit. C'est du moins ce que laissent supposer à la fois des parties du tarmil actuel ainsi que le nom même donné par la population à cet établisse¬ment et qui de toute évidence dérive du nom latin. A l'époque byzantine, le patrice Solomon édifia à côté des thermes une imposante forteresse, ancêtre de la Kasba actuelle. Celle-ci est le dernier avatar de la forteresse de l'époque médiévale et moderne. Considérée encore à la fin du XIXe siècle comme ''l'une des plus belles de Tunisie", elle a été durant sa longue histoire mille fois rasée et mille fois re¬construite pour défendre la ville et protéger sa po¬pulation. Elle servit également à nombreuses repri¬ses comme base à des pouvoirs étrangers pour tenir en main la cité et sa région. Ce qui en reste de visi¬ble aujourd'hui ne reflète que de manière très im¬parfaite le rôle et la place que ce monument a eu pendant des siècles et jusqu'à l'indépendance du pays dans la vie de la ville. De tout ce qui précède, il apparaît clairement que pour une saine com¬préhension de l'urbanisme de la médina actuelle, une bonne connaissance de celui de la ville antique et de son organisation est indispensable. La superfi¬cie dans les deux cas est à peu près la même. Des monuments ont gardé les mêmes fonctions de l'An¬tiquité à nos jours. Il n'est pas impossible qu'à l'examen, même les artères principales qui traver¬sent le tissu urbain de la ville traditionnelle ne s'avèrent, elles aussi, ayant une origine qui remonte à l'époque numide! L'étude attentive des monu¬ments principaux de la médina (grande mosquée, zaouias, demeures, rues et ruelles, etc…) et de leur implantation ainsi qu'un recours à la toponymie locale sans oublier l'apport capital de l'exploration du sous-sol ne manqueront pas d'apporter à cette question fondamentale une ré¬ponse satisfaisante.
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